CHAPITRE PREMIER
Hondarth ressemblait moins à une ville qu'à un troupeau de moutons descendant vers l'océan. Depuis les collines qui entouraient la baie, les cottages aux toits de chaume gris avaient l'air de se blottir les uns contre les autres.
Autrefois petit village de pêche, la cité était maintenant florissante. Des navires marchands y accostaient tous les jours et des caravanes en partaient, se dirigeant vers diverses régions d'Homana. L'arrivée de marins et de commerçants étrangers l'avait rendue presque cosmopolite.
Le prix de la croissance, songea Donal. Je me demande si Mujhara a jamais été si... bariolée.
L'image lui arracha un sourire. La cité royale et son joyau, le palais d'Homana-Mujhar, avaient été bâtis par les Cheysulis, même si les Homanans les possédaient désormais.
Donal guida son étalon alezan à travers la foule.
Peu de villes sont aussi majestueuses qu'Homana-Mujhar, mais je préférerais Hondarth, si je pouvais choisir.
Il connaissait fort bien Homana-Mujhar, malgré son désir de vivre ailleurs. Dernièrement, il n'avait pas eu son mot à dire sur son lieu de résidence.
Donal soupira. Je pense que Karyon a l’intention de me rogner les ailes... ou de me garder dans un chenil, comme ses chiens de chasse.
Qui se plaindrait d'un chenil aussi somptueux qu'Homana-Mujhar ?
La question n'était pas verbale, pourtant Donal la comprit. Elle ne venait pas d'un autre humain, mais du loup qui trottait aux côtés de l'étalon, comme un chien accompagnant un maître bien-aimé. Pourtant, il n'avait rien de commun avec un animal domestique.
C'était une bête puissante mais mince. Le soleil de la fin d'après-midi teintait de bronze sa fourrure rousse.
Je m’en plaindrais, quel que soit son apparence, et toi aussi, Lorn.
L'écho d'un rire courut à travers le lien mental de l'homme et de l'animal.
C'est vrai ! reconnut le loup. Mais Homana-Mujhar sera ma prison aussi bien que la tienne, quand tu seras monté sur le trône.
Ce n'est pas la question. L’ennui, c'est que Karyon exige de plus en plus de mon temps, et m’éloigne de la Citadelle. Réunions du Conseil, sessions politiques... Toutes ces ennuyeuses séances à écouter les réclamations des uns et des autres...
A-t-il le choix ? demanda le loup.
Donal ouvrit la bouche pour répondre à haute voix, mais il se ravisa. Comme toujours quand il avait des pensées peu charitables envers le Mujhar d'Homana, il se sentit coupable. Il se contorsionna sur sa selle, essayant d'échapper à ce sentiment. Puis, comme d'habitude, il concéda la victoire au loup.
Souvent, je pense qu’il a le choix pour tout ce qu’il fait, lir. Parfois, je le vois prendre des décisions qui m'échappent. A d'autres moments, j'ai l'impression de presque le comprendre... Mais la plupart du temps, je manque de l'intelligence nécessaire pour percer ses motivations.
Une bonne raison pour que tu participes aux Conseils et aux sessions.
Tu ne vaux pas mieux que Taj.
Donal leva les yeux et chercha l'épervier doré dans le ciel.
Tu manques d'intelligence, c'est pourquoi nous te prêtons la nôtre.
La voix mentale de Taj était différente de celle du loup. Un cheysuli ne pouvait pas expliquer les nuances de la communication avec les lirs. Comme tous les autres guerriers, Donal connaissait ce langage. Mais lui seul pouvait converser avec Taj et Lorn.
Me voici remis à ma place.
Donal capitula avec humilité et résignation, ce qui n'avait rien de nouveau.
Il arriva sur la place du marché. Une cacophonie de langages différents assaillit ses oreilles. Ne parlant que I'homanan et la Haute Langue des Cheysulis, il ne comprit pas grand-chose.
Les odeurs l'agressèrent, un mélange d'arômes de fruits, de fleurs, d'huile et, surtout, de poisson. Son cheval ralentit, gêné par la foule et les étals du marché. La plupart des gens allaient à pied. Donal aurait presque préféré en faire autant.
Lorn ? appela-t-il mentalement.
Je suis là, dit le loup, mécontent. Tu n’aurais pas pu trouver un autre chemin ?
Dès que je nous aurai sortis d'ici, j'essaierai.
Il grimaça quand un autre cavalier le heurta. Leurs genoux se cognèrent. L'homme leva la tête comme pour s'excuser. Mais il n'en fit rien. Il regarda fixement Donal et se redressa sur sa selle.
— Métamorphe ! siffla-t-il. Retourne à ta tanière, dans la forêt ! Nous ne voulons pas de ceux de ta race à Hondarth !
Le visage de l'homme était rouge de colère.
— Le Mujhar t'a peut-être autorisé à arpenter les rues de Mujhara sous ta forme animale, mais ici, c'est différent ! Va-t'en, quitte cette cité, métamorphe !
Non, dit la voix de Lorn. Quel bien cela ferait-il de le tuer ?
Donal lâcha la garde dorée de son poignard. Ignorant sa colère, il parvint à parler calmement à l'Homanan.
— Le qu'mahlin de Shaine est terminé. Les Cheysulis ne sont plus pourchassés. J'ai le droit d'aller et de venir à ma guise.
— Et moi, je te dis de partir !
— Qui es-tu pour me donner des ordres ? demanda froidement Donal. Occupes-tu le trône du Mujhar pour décider de ce que je dois faire ?
— J'ordonnerai ce que je veux, en ce qui concerne les métamorphes ! Tu m'entends ? Ta place n'est pas ici.
Leurs genoux se touchaient toujours. Grâce à ce contact, Donal sut ce qui motivait son opposant : la peur.
Un homme effrayé peut faire n'importe quoi, lir. Ne le contrarie pas.
Après ce qu’il m'a dit, Taj ? Si je recule, je perdrai la face, et cela rendra les choses encore plus difficile pour tout guerrier cheysuli venant à Hondarth.
— Tu es vraiment un imbécile, si tu crois pouvoir me chasser ! Je vais et viens à ma guise. Si tu t'attaques à moi, tu auras aussi mes lirs contre toi. ( Il montra le loup puis l'épervier. ) Qu'en dis-tu, maintenant ?
L'Homanan regarda Lorn, et Taj. Enfin, son regard se posa sur le Cheysuli qui lui faisait face : un jeune homme de vingt-trois ans, grand, aux cheveux noirs, à la peau tannée et aux yeux jaunes. Il arborait la fierté et la puissance qui différenciaient les guerriers cheysulis des autres hommes.
— Je n'ai pas d'arme, dit l'homme.
— La prochaine fois que tu décideras d'insulter un Cheysuli, tâche d'être armé. Si j'étais obligé de te tuer, je préférerais le faire en combat loyal.
L'Homanan tira si violemment sur les rênes de son cheval que celui-ci ouvrit la bouche, haletant. Dans sa fuite, l'homme renversa un étal, ignorant les cris du marchand outragé.
Mais avant de quitter la place, il se retourna et cracha par terre.
Donal regarda le crachat atterrir sur les pavés. Il se sentait vidé. Peu à peu, le « vide » fut comblé par la douleur d'une fierté outragée.
Il ne vaut pas la peine qu'on le tue, fit Lorn d'un ton où Donal crut entendre du regret.
Taj remonta haut dans le ciel en décrivant des cercles.
Tu en verras d'autres. Pensais-tu être à l'abri de ce genre d'agressions ?
— A l'abri ? dit Donal à voix haute. Karyon a mis fin au qu'mahlin de Shaine !
Aucun des lirs ne répondit.
Donal frissonna. Il se sentait malade.
Il y a des imbéciles dans le monde, lança enfin Lorn d'une voix sombre. Ils sont conduits par le racisme et la peur.
Pourquoi ? demanda Donal. Pourquoi crachent-ils sur moi ?
Parce que tu es la cible la plus proche. Pas à cause de ton rang ou de ton titre.
Un titre et un rang homanans, fit remarquer Donal. Ne pourraient-ils au moins respecter cela ?
Oui, si tu leur dis qui tu es, concéda Lorn. Pour l'heure, ils ne voient qu’un guerrier cheysuli comme un autre.
Ironique, n'est-ce pas ? L'homme ne savait pas que j'étais le prince héritier d'Homana. Il a vu un métamorphe, et il a craché. Il se serait peut-être abstenu, s'il avait été informé. Mais d'autres Homanans, qui savent ce que Karyon a fait de moi, m'en veulent à cause de mon titre.
Une femme, passant à côté de lui, marmonna quelque chose sur les démons et les bêtes et fit un signe de protection contre le dieu des ténèbres, comme si elle croyait que Donal était un serviteur d'Asar-Suti.
— Par les dieux, ces gens sont fous ! Me prennent-ils pour un Ihlini ?
Non, ils savent que tu es cheysuli.
Partons d'ici, dit Donal.
Au même instant, il sentit quelque chose s'écraser sur son épaule.
L'odeur ne laissait aucun doute sur la nature de ce qui l'avait atteint. Il se retourna, mais ne vit aucun coupable évident, seulement une foule d'anonymes.
Certains le regardaient, d'autres pas.
Donal tira son manteau par-dessus son épaule pour vérifier. Grimaçant à la vue du crottin de cheval, il secoua son manteau pour le faire tomber, puis laissa les plis se draper sur son épaule.
Le guerrier s'engagea dans une petite rue qui descendait vers la mer. Il entendit bientôt le cri des mouettes au-dessus des vagues. Le bruit des sabots de son cheval résonnait dans l'étroite ruelle.
As-tu l’intention de t'arrêter ? demanda Taj.
Dès que j'aurai trouvé une auberge. Ah, en voici une ! Tu vois l'enseigne ? L'auberge du Cheval Rouge.
L'auberge était petite, avec des murs blanchis à la chaux comme les autres maisons. L'enseigne de bois délavée se balançait à une lanière de cuir défraîchie.
Ici ? demanda Lorn, dubitatif.
Ça fera l'affaire, si on me laisse entrer, dit Donal, furieux de découvrir que même Karyon, avec tout ce qu'il avait accompli, n'avait pu mettre fin au qu'mahlin.
Puis il comprit ce que signifiait la question du loup. L'auberge avait l'air minable, sale et délabrée.
Tu es le prince d'Homana, dit Taj, toujours attentif à la dignité et au décorum.
Donal sourit.
Et le prince d'Homana a faim. La nourriture est peut-être bonne. II descendit de sa monture et l'attacha à un anneau fixé dans le mur. Attendez ici avec le cheval. Inutile de leur faire peur.
Pourtant, tu y vas.
Je n’ai rien de menaçant.
Tu es cheysuli, n'est-ce pas ? dit Taj en s'installant sur la selle.
Au moment où Donal allait entrer, la porte s'ouvrit et quelqu'un fit un vol plané, se dirigeant droit sur lui. Il jura et se débattit pour rester debout, puis remettre l'infortuné sur pied. C'était un jeune garçon, qui regarda Donal, l'air effrayé.
L'aubergiste sortit et se campa sur le seuil, les bras croisés sur la poitrine.
— Je ne veux pas de cette racaille dans mon auberge ! Quitte ces lieux, démon !
— Pourquoi le traitez-vous de démon ? s'enquit Donal. Ce n'est qu'un enfant.
L'homme regarda le guerrier de haut en bas, plissant les yeux. Donal se raidit, s'attendant à être inclus dans la malédiction. Mais son vis-à-vis l'examinait d'un air retors. L'or accroché à son oreille et la couleur de ses yeux révélaient sa race, comme d'habitude, même si ses bracelets-lir étaient cachés par son manteau.
— Démon, fit l'homme en crachant sur le sol.
— L'enfant, ou moi ? demanda Donal d'une voix dangereusement tranquille.
— Lui. Regardez ses yeux. Il est le rejeton d'un démon, c'est sûr !
— Non ! cria le garçon. C'est faux !
Il détourna le visage et l'abrita derrière son bras. Ses cheveux noirs, sales et emmêlés, lui tombaient sur les yeux comme s'il avait voulu les cacher.
— Vous entrez, ou pas ? fit l'aubergiste.
Donal le dévisagea, étonné.
— Vous le jetez dehors parce que vous pensez que c'est un démon, à cause de ses yeux, et vous me demandez d'entrer, à moi ?
L'homme grogna.
— Le Mujhar ne vous a-t-il pas déclaré « sans souillure » ? Vos pièces sont aussi bonnes que n'importe lesquelles. ( Il s'arrêta un instant. ) Vous avez des pièces, n'est-ce pas ?
— J'en ai, sourit Donal, soulagé de trouver un individu plus cupide que raciste.
— Alors, entrez. Que puis-je vous servir ?
— Du bœuf et du vin. Du vin de Falia, si vous en avez. J'arrive dans un instant.
— J'en ai.
L'homme jeta un dernier regard au gamin, cracha de nouveau et referma la porte en entrant dans l'auberge.
Donal se tourna vers l'enfant.
— Explique-toi.
Le petit était très mince. Il portait des vêtements sales montrant que leur propriétaire avait grandi depuis qu'il les possédait. Sa chevelure lui dissimulait en partie le visage.
— Vous avez entendu cet homme. C'est à cause de mes yeux.
Il jeta un coup d'œil à Donal, puis, d'un geste de défi, il poussa ses cheveux de côté, dévoilant son visage.
— Vous voyez ?
— Ah, dit Donal. Je comprends. Les ignorants considèrent souvent comme démoniaque ce qu'ils ne comprennent pas.
Le jeune garçon le regardait avec des yeux qui n'avaient rien de remarquable, sinon qu'un était marron et l'autre bleu vif.
— Alors, vous ne pensez pas que je suis un démon ?
— Pas plus que j'en suis un moi-même, dit Donal en écartant les bras.
— Vous ne croyez pas que je pourrais vous jeter un sort ?
— Peu d'hommes ont cette capacité. Je doute que tu sois l'un d'eux.
Le garçon continua de le regarder. Il avait le visage maigre et creux d'un gamin des rues. Ses poignets osseux dépassaient de ses manches déchirées. Il portait, en guise de chaussures, des bandes de cuir enroulées autour de ses pieds.
— Pourquoi ? dit-il d'une petite voix. Pourquoi n'avez-vous pas aimé qu'il m'insulte ? J'ai senti que cela vous mettait en colère.
— Peut-être parce qu'on m'a déjà injurié de la sorte. Je n'apprécie pas plus quand ça arrive à quelqu'un d'autre.
L'enfant fronça les sourcils.
— Pourquoi les gens s'en prendraient-ils à vous ?
— Par ignorance, par racisme. Par stupidité. Parce que je ne suis pas tout à fait comme eux. Je suis cheysuli.
Le garçon se raidit comme si on l'avait frappé. Son visage pâlit.
— Métamorphe !
Donal sentit son estomac se révulser.
Même cet enfant...
— Des yeux de bête !
Le gamin fit le signe destiné à éloigner le mal et recula en titubant.
La colère submergea Donal. Il fit un effort pour la repousser. L'enfant se contentait de répéter les épithètes qu'il avait entendues.
— Tu as faim ? demanda Donal, sans tenir compte de la peur et de la méfiance visibles dans les yeux étranges du garçon.
— J'ai déjà mangé.
— Quoi ? Des restes, dans les ordures de l'auberge ?
— J'ai mangé !
La colère céda la place au regret.
— Très bien, dit Donal. J'avais l'intention de t'offrir un repas, mais je ne veux pas que tu penses que j'essaye de te voler ton âme. Tu trouveras peut-être un aubergiste plus amical que celui-ci.
Le garçon ne répondit pas. Il se retourna et partit en courant.